Les cinq filles du commissaire Dutour
En général, un marquoir entre dans ma collection
parce que j'en suis tombée amoureuse au premier regard,
le coup de foudre,
le cri du cœur!
Un cri du cœur émerveillé :
"WOW, alors celui là, il est MA-GNI-FIQUE
ou un cri du cœur admiratif et réfléchi :
"Oooh, très intéressant, original en plus, bien conservé aussi"
Ou encore le cri du cœur complètement puéril
"rhooooooo l'est trop mimiiiii, j'veux l'broder moi aussi"
Rien de tout ça quand j'ai vu le marquoir en tête de ce billet.
J'y ai vu une classique représentation des Arma Christi
des oiseaux élégants et originaux, c'est vrai
par contre la composition est un peu maladroite, et puis les couleurs ont disparu.
..... .... .....
Et puis .... c'est quoi ces drôles de niches au milieu ?
Une niche sobre et raide, avec un p'tit cœur et des initiales ,
et un autre plus gracieuse et romantique avec un p'tit cœur aussi et des initiales.
J'ai eu une p'tite idée, et là .... ce fut l'erreur fatale !
j'ai voulu vérifier mon hypothèse et je suis partie à la rencontre de Charlotte.
Charlotte Dutour
Montélimart 16 octobre 1821
Vous remarquerez que Charlotte écrit Montélimar avec un t à la fin.
Une forme ancienne du nom ?
quand on regarde des documents anciens, des gravures ou des cartes postales,
on voit des Montelimart, des Montélimard, etc
Si vous avez un petit moment à me consacrer,
je vais vous lire une histoire
pas celle des 4 filles de du docteur March, non,
mais celle des 5 filles du commissaire Dutour
Nous sommes le 14 février 1803, à Montélimar,
Joseph Dutour enfile son plus beau costume, il se prépare, il va se marier.
C'est une jeune homme aisé, propriétaire, issu d'une famille aisée.
(A noter que famille aisée ne veut pas dire famille sans histoires ...
en effet, quand madame Dutour mère accompagne son fils au pied de l'autel
elle vient juste d'obtenir le divorce un mois plus tôt,
son mari ayant quitté le domicile conjugal depuis plus de 5 ans).
Notre Joseph Dutour devait avoir un caractère bien trempé,
En atteste cette signature vigoureuse et imposante
qu'on retrouve à l'identique sur tous les actes de la famille.
Je fais une digression car une petite chose m'intrigue à ce sujet :
cette signature est toujours précédée de deux traits avec trois petits points au milieu.
Et sur son acte de mariage,
on remarque que
le témoin Jourdan signe avec deux traits et 3 points de chaque côté du nom
le témoin Guitar avec deux traits, mais sans points de chaque côté du nom aussi,
et le maire tout en bas signe avec 3 traits et 2 fois 3 points devant le nom
C'est curieux. Un signe d'appartenance peut-être. Franc-maçonnerie ?
ajout : Voir le commentaire de MartineR sur le sujet.
Bref, revenons à notre famille Dutour
Joseph Dutour .... JD,
va épouser Anne Drivon ..... AD
Ce sont les parents, mon hypothèse de départ est confirmée
Il y avait urgence à ce mariage, nos deux tourtereaux ayant comme on disait,
"mis la charrue avant les bœufs".
En effet, deux mois plus tard naissait la petite Françoise.
En 1805, c'est la naissance de Christine.
C'est sur son acte de naissance qu'on découvre que Joseph est devenu
commissaire de police.
Le premier ou un des premiers commissaires de la ville sans doute,
puisque c'est à partir de 1800 que toutes les villes de plus de 5000 habitants
ont été tenues d'avoir un commissaire de police.
(Montélimar comptait environ 6000 habitants à ce moment là)
Joseph est toujours Commissaire quand arrive notre Charlotte
Louise Anne Charlotte est née le 5 octobre 1807
(le prénom usuel était souvent le dernier dans le sud de la France)
Par contre à la naissance d'Aimée en 1812 ainsi qu'à celle de Clarice en 1815,
il n'est plus commissaire mais négociant,
Et sur les actes suivants il est le plus souvent déclaré "propriétaire" ou "négociant".
Sur son acte de décès, en 1828, on découvre qu'il fut aussi
"Fermier de l'octroi"
c'est à dire chargé par le maire de l'exploitation du bureau d'octroi,
une taxe payée par les commerçants sur les marchandises entrant dans la ville.
En 1821, quand elle brode son marquoir célébrant l'amour entre ses parents
notre petite Charlotte a 14 ans.
Je pense que ce ne devait pas être son premier marquoir,
elle avait dû quelques années avant broder
un marquoir d'apprentissage plus traditionnel.
Sans doute a-t-elle brodé celui-ci spécialement
pour l'offrir à ses parents.
A ce moment là, la famille habitait rue Mercerie à Montélimar
Une famille qui avait hélas vécu un deuil l'année précédente
puisque la petite Aimée est morte à l'âge de 8 ans.
Photo plus tardive bien sûr, mais qui parle encore de la rue Mercerie
qui deviendra la rue Maurice Meyer après la guerre.
Le 21 janvier 1833, c'est jour de fête pour la famille Dutour
l'ainée, Françoise, épouse Antoine Roussin, aubergiste.
Sept ans plus tard, le 7 septembre 1840
c'est au tour de Charlotte de se marier.
Elle a 33 ans, et elle épouse Marc Charayron, âgé de 42 ans, propriétaire.
De ce mariage naitront
Charlotte
Marceline
Amélie
Clarice
Thérèse ?
Et oui, Charlotte a continué la tradition, elle n'a eu que des filles.
J'ai mis un ? à Thérèse car j'ai juste trouvé son nom sur le recensement de 1872,
où il est indiqué qu'elle est la fille de Marc,
mais je n'ai pas trouvé d'acte de naissance me le confirmant.
Charlotte mourra le 4 mars 1869, à 62 ans,
à son domicile 8 rue du jeu de Paume.
Que sont devenues les deux dernières filles du commissaire, Christine et Clarice ?
Elles ne se sont pas mariées, elles ont vécu avec leur mère rue Mercerie
et mourront jeunes, à respectivement 38 et 26 ans.
Ce qui veut dire que la pauvre Anne Drivon
aura eu le chagrin de perdre quatre de ses filles,
elle se réfugiera chez l'ainée, Françoise, chez qui elle mourra en 1869.
Petite anecdote amusante.
La famille Dutour-Drivon, vivait à côté d'une autre famille Dutour-Drivon
En effet, le frère de Joseph a épousé la sœur d'Anne.
Ce deuxième couple a eu aussi plusieurs enfants, mes pas que des filles cette fois.
Et voilà pourquoi j'ai finalement acheté ce petit marquoir,
parce qu'il m'avait raconté une histoire
et que je n'imaginais pas que Charlotte puisse aller s'installer ailleurs que chez moi.
C'est la première fois que je vois ce type de marquoir en France,
une sorte de marquoir à compliment .... sans compliment,
mais mettant à l'honneur ses parents, et l'amour qui les unissait visiblement.
Pour finir, regardez le charmant bouquet de fleurs entre les deux parents :
certaines de ces fleurs sont des cœurs.
Notre Charlotte était vraiment une grande romantique.
Faut-il voir un sens à ce bouquet ?
Deux cœurs pour les parents,
quatre fleurs pour Françoise, Christine, Charlotte et Clarice
et deux fleurs posées sur la terre pour des enfants décédés :
Aimée, et peut-être un enfant mort né
(ils ne figurent généralement pas sur les registres)
Mystère.
Mystérieuse aussi la dernière ligne du marquoir :
une fleur de lys, plusieurs croix dont une croix occitane,
des paniers, une pintade.
Des petits motifs pris au hasard où avaient-ils un sens
particulier pour Charlotte et sa famille ?
Si vous êtes arrivés au bout de ce long billet,
vous avez droit à un bon week-end bien mérité !